La promesse des budo
柔よく剛を制す Jū yoku gō o seisu : « le doux (le souple, le faible) l’emporte sur le dur (le fort) ». Autrement dit : petit 1) passer en douceur vaut mieux que passer en force ; petit 2) David peut battre Goliath. D’aucuns, notamment en aikido, le comprennent un peu radicalement comme : la force est inutile, donc il ne faut pas devenir fort – voire comme : la force, c’est le mal. Les études montrent pourtant aujourd’hui que la masse musculaire et la poigne sont d’importants indicateurs de bonne santé.
Il me semble d’abord utile de lever des confusions de vocabulaire et des jugements moraux hâtifs :
- Utilité est différent de nécessité. Quelque chose peut être utile sans être nécessaire.
- Être fort ne signifie pas être une brute épaisse.
- Que l’un « l’emporte », « surpasse » ou « vaille mieux » ne veut pas dire que l’autre soit mauvais ni ne doive être rejeté.
- « Pouvoir battre » est très différent de « toujours battre ».
- Suivant le principe in-yō, pour que la douceur existe, il faut que la dureté existe aussi (gōjū 剛柔).
Les deux exemples les plus cités sont sans doute Kyuzo Mifune (10e dan de judo, surnommé « technique divine »[1]) et Morihei Ueshiba (fondateur de l’aikido) : les images qu’on en connaît les montrent âgés, petits, maigrichons, face à des partenaires vigoureux qu’ils baladent sans effort. Pourtant, la documentation prouve que ces deux modèles de faiblesse étaient en réalité bien charpentés. Déjà à l’époque de Mifune, les judokas étaient connus pour leur physique impressionnant – n’oublions pas que Kano a insisté sur l’importance sur l’importance de l’éducation physique : entretenir un corps fort, souple, endurant pour être en bonne santé. Quant à Ueshiba, il s’entraînait durement et avait un physique redoutable dans sa jeunesse – il raconte lui-même à la radio (il a alors plus de 80 ans) : « Maintenant, les gens se moquent de mon corps, mais quand j’enlevais mes vêtements, vous pouviez voir mes muscles. À une époque, je pesais 83 kg, mais maintenant je pèse environ 60 kg, je pense. J’ai toujours ce genre de physique. J’avais des muscles saillants, mais ils ont tous disparu. »[2] Ces deux petits bonhommes étaient donc plus gaillards que moi. Les personnages qui inspirent le mythe le déconstruisent eux-mêmes.

Bien sûr, ce n’est pas à ces qualités physiques qu’ils doivent leur légende, mais force est de constater qu’ils étaient loin de les négliger. Simplement, ils savaient que :
- Leur santé et leur longévité en dépendaient.
- Ils ne pouvaient pas se reposer dessus, risquant toujours de rencontrer plus jeune, plus fort, plus rapide qu’eux, mais ils pouvaient en faire usage si nécessaire, en appui de leur technique. Cependant, leur niveau était tel qu’ils en avaient rarement besoin.
- Les qualités athlétiques se dégradent avec l’âge, tandis que la technique peut s’améliorer sans fin.

Atteindre un niveau supérieur
À l’entraînement, l’usage de sa force, de sa vitesse ou de son explosivité masque des lacunes. Lorsqu’on les enlève, toute la technique s’effondre. Pour progresser réellement et durablement, il faut d’abord se concentrer sur la qualité du geste, l’utilisation du corps, les sensations, la technique réalisée sans artifices. Les jeux d’équilibre, la structure, les tensions superfétatoires sont mieux ressentis, mieux compris, mieux intégrés. La recherche d’effet en ajoutant de la puissance ou de la vitesse vient après, en supplément, lorsque la situation s’y prête, pour ajouter à une technique déjà efficace par elle-même sans jamais prendre le pas sur elle. Léo répète souvent, par exemple, que « la maîtrise, c’est arriver à bouger moins vite que l’adversaire », c’est-à-dire, je crois, d’une façon économique qui se contente de l’essentiel : optimiser le mouvement (à quoi s’ajoute le travail de lecture d’intention, bien sûr). Moi-même, je répète à mes élèves qu’au judo, tout doit se faire par le déplacement et le placement. Le reste est du bonus.
精力善用 Seiryoku zen’yō
On en revient toujours à Jigoro Kano, finalement. Lorsqu’il théorise la « bonne utilisation de l’énergie », il ne rejette pas du tout l’usage de la force, de la vitesse, de l’explosivité ni des autres outils de ce genre : il explique qu’il faut en faire un juste dosage adapté à la situation, ni plus, ni moins que nécessaire. Tout est toujours question de mesure et de raison.
[1] On dit d’ailleurs parfois : « Kano pour la théorie, Mifune pour la pratique. »
[2] Traduit par Guillaume Erard.