Il n’est pas très agréable de ne pas parvenir à faire quelque chose. Inversement, on se lasse vite de ce qui est trop facile. J’ai vu passer beaucoup de pratiquants naturellement doués qui se sont détournés du dojo par manque de défi, comme d’autres qui ont abandonné à la première contrariété. Ceux qui évoluent sont ceux qui composent avec les écueils. Ceux qui surmontent les épreuves une à une. Ceux qui embrassent la difficulté.
Je répétais déjà régulièrement à mes ouailles que c’est ce qui nous fait progresser, mais depuis la rentrée – sans doute inspiré par mes blogueuses élucubrations de l’été – c’est un leitmotiv.

« Je sais seulement que je ne sais rien ». Ce n’est pas pour rien que je me balade fièrement depuis presque vingt ans avec le socratique t-shirt trouvé dans la socratique cité. C’est justement l’ignorance qui permet l’apprentissage. Quand un élève me dit : « Je ne sais pas faire », je lui réponds :
1. « Si tu savais déjà le faire, tu n’aurais pas besoin de venir t’entraîner. »
2. « Moi non plus, je ne savais pas avant de savoir, et j’ai encore des progrès à faire. »
Quand il se décourage avant même d’essayer, j’ajoute :
3. « Si tu n’essaies pas, il y a 100% de certitude que tu n’y arriveras pas. Essaie et tu y arriveras certainement un jour. »
Et aux perfectionnistes (je suis de la maison) :
4. « La perfection n’existe pas. » (Je ne les accable pas de mes afférentes méditations pataphysiques convoquant le clinamen, le zimzoum et Le Paradis perdu, réservées aux oneilles les plus curieuses, dans tous les sens du mot curieuses et du mot sens.)
D’ailleurs, mes élèves me voient me tromper et l’admettre à peu près à chaque séance. Je leur dis ce que je ne maîtrise pas, ce que je ne suis pas capable de leur montrer. « Pas encore », ajouté-je souvent. Je leur rappelle que moi aussi, je suis encore des cours, que j’ai des profs, je leur raconte mes stages, comment je m’entraîne chez moi, sur quoi je travaille pour le moment. Je leur rabâche à l’envi qu’en compétition, je perds tout le temps, je n’ai plus remporté une victoire depuis des siècles. Ils voient leur prof imparfait, conscient de ses lacunes, cherchant à évoluer en permanence, doutant et persévérant – aussi humain qu’eux. J’espère que ça les aide à dédramatiser leurs propres incertitudes.
(Du reste, les enseignants qui éveillent mon intérêt ne sont pas ceux qui ont les réponses, mais ceux qui doutent, qui se posent des questions, qui continuent à chercher, qui prennent la place d’élèves dès qu’ils le peuvent.)
Une histoire qui semble les inspirer (ils y reviennent souvent) est celle de je ne sais plus quel champion de judo dont j’avais entendu raconter un jour qu’il avait passé des mois, à chaque stage, à chaque entraînement, à chaque randori, à se laisser prendre volontairement en ura nage, qui n’est pas ce qu’on fait de plus agréable, parce qu’il avait du mal face à cette technique en compétition. Arrivé en championnat, il la comprenait si bien que plus personne ne pouvait lui passer.
Pendant que je réfléchissais à cet article, je participais à la formation intensive du Kishinkai et à la masterclass d’André Zeitoun, le fameux entraîneur de muay thai. Entre autres phrases qui m’ont accroché, celle-ci, alors qu’il racontait comment Jean-Charles Skarbowsky a évolué après avoir perdu son premier combat au terme d’une série de 22 victoires : « Il est devenu humain, et il est devenu encore meilleur. On n’est plus le même une fois qu’on a connu la défaite. » Tomber pour mieux se relever – jusqu’à devenir une légende vivante.
Mais au-delà du discours et d’exemples inspirants, comment le pratiquant peut-il concrètement, à l’entraînement, devenir maître de sa progression en composant avec la difficulté ?
Être responsable de sa progression
Bien sûr, le professeur est là pour partager son expérience, donner des consignes, nous mettre en situation. Bien sûr, le partenaire est là pour nous donner un retour selon son niveau. Il est réconfortant de suivre les indications sans trop réfléchir, de les laisser décider de ce qui est bon pour nous, de faire simplement ce qui est demandé. Toutefois, leur rôle est avant tout de proposer des pistes parmi lesquelles il ne tient qu’à nous de choisir. Les autres peuvent certes nous aider à nous révéler, mais personne ne peut nous connaître mieux, personne ne peut connaître mieux nos besoins que nous-mêmes. Le professeur s’adresse d’abord à un groupe. Le partenaire est d’abord là pour son propre entraînement. Chacun est seul responsable de ce qu’il vient chercher et des efforts qu’il est prêt à y consacrer.
Un exemple : Florence a commencé le judo à 5 ans, mais elle a toujours eu du mal à comprendre mae mawari ukemi. À 12 ans, dès qu’elle en avait l’occasion – quelques minutes avant ou après le cours, pendant une pause, dans les moments d’exercices libres –, elle s’est mise à ne travailler que ça, avec calme et opiniâtreté, sans jamais se décourager. Deux fois par semaine, pendant toute une saison. Elle y est très bien parvenue à droite. Deux ans plus tard, elle continue, en améliorant les défauts restants et en privilégiant le côté gauche, qui coince encore.
Autre exemple : au judo, tai otoshi m’a résisté longtemps. Je ne le sentais absolument pas. Ce n’est qu’en préparant le 2edan que j’ai réussi à le débloquer : pendant deux saisons, j’ai passé toutes les séances de tandoku renshu à le répéter. Résultat : c’est devenu une des techniques que je préfère montrer ! Quand on me l’a demandé au 3e dan, j’ai fait des étincelles.

Clairvoyance, entre exigence et indulgence
S’auto-évaluer avec justesse, sans complaisance ni autoflagellation, est capital. Dans les moments de doute, énumérer ses points forts, fondations sur lesquelles on peut construire et appuyer le reste – tout simplement se rendre compte qu’il y en a, qu’il y a des choses qu’on fait déjà bien. À l’inverse, dans les moments de suffisance, il est bénéfique de mettre ses lacunes en lumière, de les scruter, d’aller à la rencontre de ceux qui sauront les déceler. En résumé, il s’agit pour celui-ci de comprendre qu’on n’est jamais arrivé, il reste toujours du chemin ; pour celui-là, qu’il en a déjà parcouru et qu’il continue d’avancer.
Un cran au-dessus

Le niveau de difficulté doit être mesuré, réaliste, adapté au niveau et aux capacités du pratiquant, juste un cran au-dessus de ses facultés actuelles, sans quoi il demande des efforts en contradiction avec le principe d’utilisation optimale de l’énergie, voire devient impossibilité. Avancer pas à pas, étape par étape, continûment : savoir où je suis, à quoi je veux arriver et par où je dois passer.
Une manière de le réaliser est de décomposer la technique (voire le geste) en niveaux d’exécution. Une fois qu’un niveau semble acquis, on passe au niveau suivant. Lorsque ça devient un peu trop difficile ou que ça commence à se dégrader, on revient à un niveau précédent pour retrouver la sensation attendue. Ça demande un effort de compréhension du mouvement et un travail en conscience qui mènent vers l’autonomie. C’est comme ça que je travaille dans mon entraînement personnel : une fois que je sais faire quelque chose, je me demande ce que je peux faire mieux. C’est comme ça que le partenaire peut nous aider, en mettant le curseur de plus en plus haut. Et c’est souvent comme ça que le professeur attend qu’on soit parvenu à un certain niveau avant de mettre de nouveaux détails en évidence. Les critères de réussite sont constamment affinés.
Lorsque je propose des niveaux d’exécution d’un exercice, j’insiste beaucoup sur l’importance du tout premier niveau : je préfère quelqu’un qui ne fait que ça à quelqu’un qui se dépêche d’arriver au dernier (selon l’exercice, je peux en donner entre 3 et… 10 !). Les enfants les plus jeunes (6 ans au Kyoryukai) ont très bien compris l’intérêt des allers-retours entre les niveaux, ils sont capables de s’auto-évaluer, il n’y a plus de sentiment d’infériorité et ils s’entraident. Je n’ai presque même plus besoin de montrer les premiers niveaux moi-même, ils le font très bien. Quand un débutant arrive, il y a toujours des volontaires pour s’en occuper. Ils sont autonomes.
C’est ainsi que sur 8 niveaux de mae mawari ukemi, Florence a répété le niveau 1 (départ quadrupédique) pendant des mois avant de passer au niveau 2 (départ à genoux) ; à la fin de la saison, elle était arrivée au niveau 4 (départ debout statique) ; aujourd’hui, elle est capable de faire le niveau 5 (départ en marchant), mais en repassant toujours par tous les niveaux précédents et en passant au moins 50% du temps au niveau 1.
Il s’agit donc de construire sur des fondations simples, clairement identifiées et solides, de les entretenir constamment et de les renforcer quand elles sont ébranlées.
Diviser pour mieux régner
Les techniques d’arts martiaux sont extrêmement complexes : il faut s’occuper de son propre corps, de celui du partenaire, de l’environnement, de ce que fait une main, l’autre, chaque pied, le bassin, le tronc, la tête, le centre de gravité : une constellation d’informations à assimiler, un enfer de coordination. À vouloir tout faire en même temps (débutants, on est tous passés par là), on se perd. Il vaut mieux diviser le problème en sous-problèmes et porter son attention sur un point précis à la fois, peut-être deux, pas plus. Ça ne signifie pas délaisser le reste, mais le laisser tourner en tâche de fond. Ainsi, je reste généralement des mois à me concentrer sur un ou deux thèmes de travail, qui seront ceux auxquels je serai particulièrement attentif dans mes entraînements, en toute situation. Depuis deux ans, c’est la mobilité des hanches et la qualité de mes déplacements. Depuis six mois, le travail sur les hanches tient plutôt de l’entretien et je cherche plus à entrer de façon relâchée, légère, imperceptible et incisive. Quand je fais du iaido, je peux consacrer l’essentiel de la séance à répéter un geste simple comme la façon de poser les mains sur le sabre (et passer ainsi une demi-heure sans le moindre dégainage). Je me fiche complètement de réussir la technique complète, seuls les éléments sur lesquels je travaille m’intéressent ; la technique semble-t-elle passer, je ne suis pas satisfait si ces éléments n’y sont pas.
Conclusion
Les défauts, les erreurs, les défaites sont ce qui nous permet d’évoluer, parce qu’ils nous obligent à chercher des solutions et à voir toujours plus loin. Le simple fait de chercher nous rend déjà meilleurs. Le nourrisson forme sa musculature à force de se casser la figure pour essayer de se lever et de marcher, inlassablement. Tomber sept fois, se relever huit.


Merci Jérémie pour ton article.
Je suis complètement d’accord avec toi : la difficulté, c’est ce qui fait avancer. Elle nous force à réfléchir, à comprendre, à progresser.
Je dis souvent qu’on n’apprécierait pas autant la douceur de l’été si on n’avait pas connu la rudeur de l’hiver… c’est pareil dans la pratique, si nous n’avions pas des difficultés à relever, nous n’aurions pas le goût de progresser, ni la joie de se relever.