Le stress dans la pratique martiale est causé par différents facteurs. Ralentir la situation […] permet de ne pas rentrer dans une zone de panique, notamment pour les débutants. Travailler en confiance est une base souvent négligée dans un milieu où il est souvent de bon ton de parler de surmonter ses peurs. Surmonter ses peurs est un processus qui peut être réalisé de façon graduelle et dans la sérénité.
Léo Tamaki, Éloge de la lenteur dans la pratique martiale
J’en ai eu la démonstration cette saison.
Rencontre d’atypiques
Je crois que je me souviendrai longtemps de cet e-mail reçu fin août 2024 : « Je vous contacte aujourd’hui en espérant ne pas vous importuner. Je m’appelle Gigi, j’ai 18 ans, je suis passionnée du monde équestre et souhaite sortir de ma bulle pour découvrir d’autres choses, d’autres manières de voir le monde et d’autres sports. J’ai de grosses difficultés en communauté, surtout pour nouer des liens et communiquer, exprimer mes pensées ou mon ressenti et je suis très perméable au stress (ou toute autre émotion, une véritable éponge…). » À quoi je répondais : « C’est une belle démarche que tu fais. Personnellement, les arts martiaux m’aident à aller au contact des autres parce que c’est cadré. Je termine actuellement un stage d’aikido, je m’y sens toujours bien : l’école Kishinkai que j’ai choisi de suivre cultive cet esprit d’accueil, de bienveillance et de respect mutuel. Je ferai tout ce que je peux pour que tu te sentes à l’aise, même si je peux être très maladroit. »
La voilà qui arrive au premier cours d’aikido, balle antistress à la main (je me demande comment cette balle fait pour survivre). Comme d’habitude, nos adorables jeunes l’accueillent avec la bonté qui les caractérise et l’adoptent immédiatement, comme si elle avait toujours été là. Et elle accroche. Pendant les cours, ce n’est pas toujours facile. Être dans un groupe de plus de trois personnes est un enfer, accepter le contact avec un partenaire est une pénitence, certains exercices la terrorisent. Elle a besoin d’énormément de confiance pour laisser quelqu’un s’approcher de sa bulle. Quand le stress monte trop, elle se retire sur le bord du tatami pour accomplir ses rituels d’apaisement, et elle revient quand elle le sent. Il lui est arrivé d’être dans un tel état qu’elle ne tenait plus debout et que je l’ai obligée à me laisser prendre sa voiture pour la reconduire chez elle. Les autres, très respectueux, s’y sont habitués et ne posent pas d’autre question que de savoir si elle a besoin d’aide. Ils la laissent être elle-même et me rendent fier de l’atmosphère bienveillante qui règne au dojo.

Comme je dois attendre 1h45 à la cafétéria entre le cours des enfants et le cours des adultes et qu’elle arrive toujours avec au moins une heure d’avance, on a le temps de discuter. Elle vient même de plus en plus tôt avec un tas de choses à me raconter. Elle qui a peur du moindre contact social est en train de faire de moi son confident – jusqu’au jour où elle me dit que je suis comme un grand frère. Qu’elle m’accorde autant de confiance me surprend et m’honore. C’est aussi une grande responsabilité que je prends très au sérieux.
Des progrès époustouflants
Elle s’accroche, elle revient toujours avec enthousiasme. Très intelligente, elle comprend tous les principes immédiatement et est même capable de voir chez les autres s’ils les appliquent. Les armes lui plaisent particulièrement : ça ne demande pas trop de contact physique. Petit à petit, elle se fait des amis de tatami avec qui c’est plus facile.
Après deux mois, début novembre, elle me fait une première grande démonstration de courage. Alors que je suis invité par la Commission kata sportif de Judo Wallonie-Bruxelles à donner un cours d’initiation à la manipulation du ken et du tanto et que je ne m’attends pas à ce que des élèves m’accompagnent si loin et si tard au milieu de la semaine, Gigi décide de venir. Il y a une vingtaine de personnes, dont des haut gradés jusqu’au 8e dan, elle est un peu perdue au début pour trouver un partenaire, je lui présente quelqu’un en qui j’ai toute confiance, et tout va bien. Elle accepte de me servir d’uke. Toute débutante qu’elle est, elle est en effet la plus avancée du groupe au ken et connaît déjà les exercices que je propose. Bref, cette première expérience dans un groupe d’inconnus d’une certaine taille est un succès. Après ça, elle me demande régulièrement de la prévenir si je vais encore donner un cours du genre quelque part.
La saison se passe avec des hauts et des bas, mais toujours autant d’enthousiasme. Quand j’annonce les stages à venir, elle se montre intéressée, mais elle reste freinée quand je lui dis à combien de monde on peut s’attendre. Et puis un jour, ô surprise des surprises ! En juin, elle m’annonce qu’elle participera au stage de Paliseul donné par Léo Tamaki et Arnaud Lejeune, non pas juste une journée comme je l’y invitais, mais carrément du mardi au vendredi. Cinq personnes dans la voiture pour y aller. 30 personnes sur le tatami 6h par jour. La vie en communauté : partager un appartement avec trois inconnus et moi, plus cinq invités tous les soirs. Un resto à 20. La chaleur caniculaire. L’enfer.
Les premiers cours sont extrêmement stressants pour elle. Elle doit sortir se calmer de temps en temps. Progressivement, je lui présente les copains qui sauront la mettre à l’aise le temps d’un exercice avant de la reprendre avec moi quelques tours. Au bout de deux jours, elle me fait elle-même bye bye en invitant quelqu’un qu’elle apprécie, ou accepte l’invitation d’un inconnu. Elle arrive à passer une demi-heure comme ça à papillonner avant de me retrouver. Elle sait que je veille sur elle et elle sent que d’autres aussi. J’ai même réussi à la faire travailler avec Léo pendant le cours d’Arnaud – et, suivant son exemple, pour la première fois, moi aussi, je suis allé inviter Léo à plusieurs reprises durant la semaine.



En partant vendredi, le bilan de Gigi est : « C’était stressant, mais c’était trop cool. J’ai découvert que les autres ne sont pas des monstres. Je suis triste de devoir partir. » Elle me dit aussi qu’elle m’accompagnera sûrement au cours d’Arnaud à Embourg de temps en temps. Elle doit être épuisée émotionnellement et sa jauge sociale doit être sursaturée, elle va sans doute dormir trois semaines pour s’en remettre, mais le soir, elle m’envoie : « Ça me manque déjà… Vivement revenir ! » Depuis qu’elle n’est plus là (le stage continue jusqu’au dimanche), il me manque quelque chose. Ma mignonne petite gerbille pleine d’émotions intenses et de réactions pittoresques, qui n’a fait que grandir d’heure en heure, n’est plus là. J’ai perdu mon repère – car elle ne le sait sans doute pas : dans ce stage, elle aussi en est un pour moi.
Je crois qu’elle a marqué quelques esprits par son courage, sa spontanéité, son intelligence, sa maturité, son évolution en quelques jours. Quand Léo m’a demandé comment ça se passait pour elle, il a été étonné que je lui explique à quel point tout ça était dur :
– C’est déjà difficile quand on est quatre au cours, dis-je.
– Mais là on est plus que quatre et elle s’en sort très bien, répond-il.
– Oui, je suis soufflé.
Je ne suis pas sûr que Gigi se rende bien compte de l’exploit qu’elle vient de réaliser. Évoluer aussi vite est impressionnant. Oser affronter ses peurs comme elle le fait est une leçon.

Je le répète souvent : je n’ai jamais rencontré de groupe aussi accueillant et bienveillant que les membres du Kishinkai, et le stage de Paliseul est particulièrement agréable. Je suis reconnaissant envers Léo, Arnaud, Albert et les copains qui ont tout fait pour mettre ma mignonne petite gerbille à l’aise.
Je laisse la conclusion à Pauline : « Je trouve très belle la manière dont tu l’accompagnes, vous avez dû faire un sacré chemin j’imagine depuis le début de l’année pour qu’elle vienne jusqu’ici. Elle est vraiment inspirante. D’ailleurs, elle qui ressent toutes les énergies, elle a une énergie d’une pureté extraordinaire, cristalline, comme j’en avais très rarement, peut-être même encore jamais rencontré. »