
Il paraît que j’ai l’air d’un énergumène d’un autre monde, fantaisiste et flegmatique. D’un autre monde, oui ; fantaisiste, sans doute ; flegmatique, absolument pas. Je suis le mec le plus timide, réservé, pudique, anxieux, angoissé, trouillard, déprimé, nerveux, solitaire, paumé que je connaisse. J’ai fini par assumer certaines de mes bizarreries, mais ce n’est pas facile tous les jours. À mon jeune âge, si je rétrospecte, je dois en être à trois ou quatre burn-out, des dépressions régulières, plus longues et fortes avec le temps, des maux de ventre épiques, quelques périodes sans appétit, une infinité de nuits blanches, une myriade cheveux portés disparus. Je reste chez moi ; à peu de choses près, je ne sors que quand il le faut. Au moins douze fois par an, je me demande pourquoi je fais tout ce que je fais, pourquoi je reste dans le monde du judo auquel je ne crois plus beaucoup alors que j’ai trouvé ma place dans le petit monde du Kishinkai, pourquoi je continue les arts martiaux, à quoi ça peut bien servir tout ça.
D’ailleurs, cette saison, pour la première fois, ça ne m’a pas vraiment manqué entre les cours, ni même pendant les vacances. Depuis que j’apprends à coder, pour la première fois, ce n’est plus tellement vers les arts martiaux que je me dirige pour me détendre.
Et puis, deux fois par semaine, j’arrive devant les enfants et les jeunes, et c’est là que ça me revient. Ils m’ont sauvé plusieurs fois. Je me souviens parfaitement, pendant une période très sombre, du jour où je pensais tout arrêter pendant quelques mois. C’était jour de cours, j’ai vu les enfants en face de moi pour le salut, et je me suis dit : « Pour eux, ça vaut la peine. » J’ai continué grâce à eux – jusqu’au moment où je n’en ai vraiment plus été capable et que je suis resté au lit pendant toute une année. Encore la saison 2023-2024, nouveau burn-out avant la rentrée, j’angoissais à chaque fois que je sortais de chez moi, je mangeais à peine, je passais la moitié des stages en boule sur un banc, mais quand j’arrivais devant mes élèves, je me réveillais. Les pauvres devaient subir mon humeur vacillante, mais leur candeur affectueuse m’aidait à tenir. Parce qu’au Kyoryukai, on peut être soi-même.
Être soi-même
Notre page d’accueil le proclame : « On t’accueille comme tu es, à tout moment et à ton rythme. Tu fais déjà partie de la famille ! » Et le moins qu’on puisse dire, c’est que le message est passé !
Avec Géraldine, on a réussi quelque chose. On se demande souvent si on n’a pas un aimant à cas désespérés, parce qu’on les collectionne. Sur 35 membres, on a au moins trois TSA (dont bibi), quatre ou cinq HP (dont bibi), cinq ou six TDA, la moitié avec hyperactivité, quelques dyslexiques, deux ou trois dyspraxiques (dont un qui avait du mal à marcher droit quand il est arrivé et qui a fait des progrès spectaculaires), des enfants placés, des ados en pleine crise, qui découvrent les choses de la vie ou en questionnement identitaire. On est proches de nos élèves. Ils se sentent bien, chez eux, accueillis avec bienveillance dès la première seconde. Ils peuvent lâcher les vannes de temps en temps. Ils peuvent être de mauvaise humeur, fatigués, tracassés, distraits, maladroits. Ils nous font des confidences, ils savent qu’ils peuvent avoir confiance. Récemment, on a assisté au coming-out d’un jeune en transition qui nous a présenté son copain dans le même cas, et ce copain s’est senti si bien accueilli qu’il aimerait venir essayer les cours. Ils peuvent être eux-mêmes.
On n’y arrive pas toujours, parfois on perd patience, parfois on doit renoncer face à une situation trop difficile pour nous, mais on fera toujours tout ce qu’on pourra pour contribuer à l’épanouissement de ceux qui nous font confiance et qui nous donnent plus à chaque cours que ce qu’on pourra jamais leur apporter en retour.