
L’imaginaire collectif a toujours idéalisé la figure de l’enseignant d’arts martiaux : un Sage, un Maître, un Guide, un Modèle et toutes sortes de qualificatifs. L’apposition de titres japonais ajoute à sa mystérieuse grandeur : sensei, kyoshi, hanshi, shihan. On le traite avec admiration, déférence, crainte, majuscules, courbettes et dévotion parfois. Je pourrais m’arrêter là, je crois que l’honorable lecteur a compris ce que j’en pense.
L’enseignant lui-même en est tantôt victime, tantôt responsable. Beaucoup se gargarisent de cet encensement, se font appeler « professeur », « maître » ou accolent « sensei » à leur adresse e-mail (j’en connais au moins un), prennent une posture supérieure, jouent les chefs spirituels. Heureusement, beaucoup aussi refusent tout ça et rappellent qu’ils sont comme tout le monde. Les uns donnent des leçons, les autres partagent leur expérience. Les uns jouissent d’être appelés « sensei », d’autres refusent absolument, voire tremblent et rougissent.
Ni le grade, ni les titres, quoique respectables en soi, ne dénotent un quelconque niveau supérieur d’humanité. À lui tout seul, le mot sensei porte tout le problème. Comme je le répondais à une élève qui se posait beaucoup de questions quand elle a commencé à venir :
– Ne devrais-je pas t’appeler sensei ?
– Il y a des profs qui aiment bien se faire mousser en se faisant appeler sensei comme si c’était un titre honorifique extraordinaire, mais comme tu l’as certainement lu sur cette page du site, ça ne veut rien dire d’autre que professeur. Au Japon, on dit sensei à son prof comme on dit monsieur le professeur en français. Tu pourras dire sensei aux maîtres japonais que tu rencontreras si tu m’accompagnes en stage, mais moi, appelle-moi simplement Jérémie. En tant que prof, je n’ai aucun égard particulier à rechercher, et il ne faut surtout pas me considérer supérieur à qui que ce soit : tout le monde est au même niveau. Être prof, ça veut seulement dire que j’ai de l’expérience à partager avec ceux qui en ont moins. D’ailleurs, en dehors du dojo, ça peut tout à fait être toi mon sensei, pour l’équitation par exemple.En fait, sensei a un sens plus riche et nuancé que professeur et convient sans doute mieux, mais dans la pensée occidentale, il a pris une connotation de supériorité assez malheureuse.
Résultat : elle m’appelle toujours sensei, par choix et en souriant, et elle n’a pas peur de se moquer de moi quand je raconte des bêtises.

Quand j’entends des parents parler de moi en m’appelant « le maître » la première fois qu’ils amènent leurs enfants, j’arrive en disant : « Salut, moi c’est Jérémie, et toi ? » Je n’exige aucun respect particulier, ni parce que je suis le prof, ni parce que je suis l’adulte. Le respect ne s’impose pas, il s’inspire. Le premier à devoir en montrer, c’est moi. Mes élèves ne me doivent rien, on est égaux. Les enfants en particulier n’ont pas à être plus polis et respectueux que les adultes. Ils sont comme tout le monde. Au contraire, jamais je n’impose de règles de politesse, j’ai moi-même du mal, ma cervelle ne comprend pas les formules obligatoires et insincères, c’est souvent un effort, et je trouve plus orgueilleux et grossier de réclamer un bonjour que d’omettre de le dire. Bien plutôt, c’est moi qui essaie de m’élever à leur niveau et de leur témoigner plus de respect et de gratitude pour leur confiance et leur patience envers leur énergumène de prof « trop gênant ». Je suis fier qu’ils osent rire de moi et me renvoyer mes âneries à la tête sans ménagement.
Cette recherche de relation horizontale, égalitaire, est d’ailleurs la première raison pour laquelle j’ai instauré le salut en cercle au club : pas de hiérarchie, seulement un mélange d’expériences et de responsabilités.
Bien sûr, dans le secret de mon cœur, j’espère toujours qu’on m’appelle « Mon Seigneur et Maître » en baissant les yeux avec des surmajuscules tremblotantes dans la voix, qu’on vienne me chercher chez moi, qu’on me porte dans l’escalier et qu’on fasse mon ménage, mais pour l’instant, je me contente de « cours toujours Jérémie ».
