L’essence du judo

Quand je ne connaissais que le judo, si on me demandait la différence entre les arts martiaux, je répondais schématiquement comme tout le monde : « le judo on projette, le karaté on frappe, l’aikido on fait des clés ». Depuis que j’ai commencé l’aikido et que je me suis mis à m’intéresser au reste, je réponds à l’interrogateur déconcerté : « Je ne sais pas, je ne fais pas de différence. On se concentre sur des situations et des techniques différentes, mais les principes sont les mêmes. » [1] C’est-à-dire que je cherche les points communs et une pratique unifiée plutôt que les différences. Au judo, je suis « le gars qui fait de l’aikido » ; à l’aikido, je suis encore parfois « le judoka ». N’importe, je préfère décloisonner.

L’essence du judo

Cette semaine, la cervelle en ébullition, je relisais L’Essence du judo[2], où Jigoro Kano présente en détail sa vision éducative, dont le judo – c’est-à-dire les arts martiaux japonais, dans son idée, et non uniquement la forme de lutte qu’on connaît – est l’instrument privilégié, et où il développe particulièrement les deux grands principes : l’utilisation optimale de l’énergie mentale et physique (le fameux seiryoku zen’yō 精力善用) et la prospérité mutuelle qui naît de l’assistance mutuelle et de concessions mutuelles (le fameux jita kyōei 自他共栄 ) – deux principes qu’il aborde de manière rationnelle et argumentée, avec des exemples et des applications à différents domaines de la vie quotidienne, loin des slogans creux qu’on en fait aujourd’hui et des formules faiblardes du code moral qu’on brandit à tout va. Il choisit des mots précis et nomme explicitement les valeurs qu’il défend.

Les trois niveaux du judo

Du point de vue des techniques, dans l’esprit de Kano, jūjutsu 柔術 et jūdō 柔道 sont parfaitement synonymes, désignant toutes les écoles japonaises de combat à mains nues nées à partir du 17e siècle. On passe simplement du jutsu 術 (technique) au dō 道 (voie) lorsqu’on passe d’une simple méthode de combat à une méthode éducative complète. Le judo est ainsi composé de trois niveaux (c’est moi qui souligne) :

  1. « Au niveau inférieur du judo, l’objectif de l’entraînement est d’apprendre à se défendre contre une attaque. À ce niveau, la pratique du combat se fait uniquement à mains nues, bien que des armes puissent être utilisées dans l’exécution de certains katas[3]. En effet, je me suis récemment rendu compte que, pour l’entraînement au judo des jeunes enfants, des sabres gonflables, fabriqués en caoutchouc ou en tissu, pouvaient judicieusement remplacer les sabres traditionnels en bambou et être utilisés dès le commencement de l’étude des katas, dans lesquels il leur est demandé d’apprendre à frapper ou piquer leurs partenaires pendant que ces derniers étudient les esquives. » On notera la modernité du propos qui contraste avec les visions étriquées actuelles et l’égale importance accordée aux deux rôles : l’attaquant attaque pour perfectionner ses attaques, pas pour faciliter la technique de son partenaire.
  2. « Quant à ce qui peut être fait au niveau moyen du judo, l’éducation physique mise à part, toutes les opportunités d’entraînement devraient être mises à profit, quelles qu’elles soient, et l’esprit devrait être cultivé. Cela implique de s’intéresser aux méthodes d’entraînement des autres disciplines, et d’observer les différents waza et les éventuelles innovations afin d’en faire à son tour usage pour entraîner son esprit et son corps, contrôler ses émotions et développer son courage. En bref, il est question ici de développer ses capacités afin de pouvoir contrôler son corps et son esprit. »
  3. « Atteindre le niveau supérieur en judo signifie que vous savez faire bon usage de l’énergie mentale et physique que vous avez acquise aux niveaux inférieur et moyen, et que vous êtes susceptible d’apporter votre contribution à la société. Ainsi, le niveau supérieur du judo vous permet d’accéder à une grande palette d’applications, en laissant libre cours à votre imagination. Dans vos activités quotidiennes, également, et cela, quelle que soit la situation, il vous est possible de déterminer si, oui ou non, les objectifs du judo sont respectés en évaluant la pertinence de l’usage que vous faites de votre énergie mentale et physique. Tout ce que fait l’être humain peut être évalué en se référant à ces critères. »
NAMT Liège 2025
© Photo Lisa-Marie Navez

Humanisme

Le judo selon Kano n’est pas le catalogue technique restreint qu’on croit : c’est une méthode d’éducation physique, intellectuelle, morale et citoyenne riche, moderne, ouverte, évolutive (« Je ne peux m’associer avec ceux qui ne font que suivre mécaniquement l’enseignement qu’ils ont reçu. »), exigeante, presque totale, qui rappelle et étend l’idée du καλὸς κἀγαθός grec et du latin mens sana in corpore sano. Il est remarquable de voir à quel point il insiste sur le bien-être, le bonheur et l’épanouissement individuel. Des individus sains font une société saine et vice-versa. En un mot, le judo est un humanisme.

Alors qu’on se concentre aujourd’hui sur le premier niveau, comme les pratiquants de jujutsu de l’époque de Kano, il serait bon de recommencer à prendre de la hauteur.

Ce n’est qu’une partie des idées développées dans le livre[4]. Les lecteurs avisés de cet articulet savent ce qui leur reste à faire.


[1] Quand c’est quelqu’un qui se renseigne pour essayer, il faut dire que ce n’est pas une réponse très marketing.

[2] Jigoro Kano, L’Essence du judo, Écrits commentés et réunis par Naoki Murata, Budo éd., 2007.

[3] Le mot kata désigne non pas les séries codifiées, comme on l’entend dans le monde du judo, mais, comme dans les autres budo, toute étude de forme technique : répéter son o-soto-gari méticuleusement, c’est travailler son kata.)

[4] Un exemple amusant : les compétitions de jujutsu de l’époque devenues des spectacles tapageurs, avec des vedettes, un commerce exacerbé et la perte de sens, où Kano qualifie les combattants de saltimbanques…

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