Les kata sont un moyen de transmettre les principes essentiels du judo. À ce titre, ils présentent bien plus qu’un catalogue de formes techniques aux détails plus ou moins immuables et rébarbatifs à exécuter robotiquement pour un concours ou un examen.

Il est important peut-être d’avoir en tête les notions japonaises d’omote et ura. Omote est, selon le contexte, le côté face, la face visible (comme celle de la lune), le pôle positif, la sphère publique, l’explicite, l’aspect exotérique, ce qui est à l’avant, tandis qu’ura est le côté pile, le dos, la face cachée (comme celle de la lune), le pôle négatif, la sphère privée, l’implicite, le secret, l’ésotérique, ce qui est à l’arrière. Dans la méthode de transmission japonaise, il y a toujours un aspect omote (ce qu’on explicite et qu’on montre publiquement) et un aspect ura (ce qui reste implicite, demandant un effort de compréhension, ou ce qui est réservé aux membres avancés – donc de confiance – du dojo). C’est ce qu’on retrouve dans le koshiki-no-kata, seul endroit du judo où les termes omote et ura soient cités pour en désigner les deux parties : omote est en fait la partie où les principes sont clairement décomposés et explicités, tandis qu’ura, dans sa fluidité, les applique implicitement.
De même, dans tous les kata, au-delà des démonstrations, des descriptions détaillées au petit orteil près ou des critères de jugement sportif qui en constituent la face omote, chaque technique comporte en réalité des enseignements applicables à l’ensemble de l’art et qui doivent aider chaque pratiquant à trouver son judo. Nous l’illustrerons avec le nage-no-kata, sans doute le plus parlant pour la majorité des pratiquants, dont nous tirerons des exemples tantôt de notoriété courante, tantôt nés de réflexions et d’hypothèses personnelles qui ne demandent qu’à être éprouvées. Il nous semble opportun de souligner que nous l’abordons sous l’angle non pas du judo sportif, mais de l’art martial et donc du combat réel, où les règles sont absentes et tout est permis. Dans l’analyse, une importance égale est accordée aux deux rôles, tori et uke : deux faces d’une même pièce.
Nous nous limiterons à quelques habiletés générales : les distances, les déplacements et directions, les facultés d’adaptation.
Ma-ai : les distances
En se concentrant sur le départ de la technique, on peut globalement identifier quatre distances de travail :
- Très proche, les deux partenaires à distance de touche (okuri-ashi-harai). En situation de combat, c’est la situation la plus dangereuse, un coup étant quasi impossible à parer. Cette distance oblige à une grande présence et une grande réactivité. Lorsque uke prend l’initiative dans okuri-ashi-harai, il a la possibilité d’une attaque directe (coup de tête, coup de genou, fauchage, estoc à l’arme blanche…). Le déplacement latéral de tori semble alors opportun : il évite l’attaque en créant un décalage, en redirigeant l’action et, si on songe à une intention pacifique, en essayant d’abord d’apaiser la situation en évitant les coups. Avancer vers uke serait aller à la rencontre du coup potentiel, reculer serait risquer son équilibre.
- Assez proche, à distance de sécurité : le partenaire est obligé de casser la distance d’un pas léger pour toucher (uki-otoshi, kata-guruma, harai-goshi, tsurikomi-goshi, sasae-tsurikomi-ashi, yoko-gake). C’est la situation la plus courante tant dans le kata que dans le randori. Son attaque est donc plus visible et laisse une plus grande marge de réaction. Idéalement, comme on l’étudie dans d’autres arts martiaux, tori devrait se placer de telle manière qu’il est capable de toucher directement uke si nécessaire (d’un coup de la main ou du pied) tandis qu’uke est obligé de se déplacer pour y arriver.
- Moyenne : les deux partenaires sont trop éloignés pour obtenir directement la touche. Il faut que soit l’attaquant avance fortement, soit que les deux se rapprochent (uchi-mata, tomoe-nage, sumi-gaeshi, uki-waza, à des degrés divers). C’est une distance assez sûre. C’est aussi celle où les deux partenaires prennent la décision de s’engager dans le combat, alors qu’elle permettrait au défenseur de fuir : au contraire, il accepte la confrontation.
- Longue : l’attaquant doit parcourir une grande distance et cherche à porter une attaque puissante, à mains nues ou, plus vraisemblablement, armé d’un objet contondant (lame, tesson, bâton, sabre…) qui lui donne un avantage en allongeant sa portée[1] (seoi-nage, uki-goshi, ura-nage, yoko-guruma).
Les deux partenaires apprennent ainsi à évaluer les distances et les actions nécessaires en attaque et en défense en fonction d’eux-mêmes et du partenaire (notamment selon sa taille) : uke pour toucher ou saisir la cible, tori pour reprendre le dessus et s’en sortir indemne. En situation de randori, il s’agit de savoir à quelle distance on est capable de prendre le kumikata ou de s’en protéger. En situation réelle, il s’agit de développer la capacité à savoir où se situe la zone de sécurité, où la zone de danger, pour soi-même et pour l’adversaire.

Shintai, tai-sabaki, ashi-sabaki : déplacements et directions
Les principaux types de déplacements et les principales directions se retrouvent dans le nage-no-kata et se combinent à des degrés divers :
- Suri-ashi (« pas frotté ») constant.
- Ayumi-ashi linéaire avant-arrière dans les déplacements solitaires (entrée du kata, positionnement entre les techniques, toujours en suri-ashi), dans tomoe-nage, les quatre frappes, les deux jigotai (sumi-gaeshi, uki-waza).
- Tsugi-ashi linéaire avant-arrière (uki-otoshi, kata-guruma, harai-goshi, tsurikomi-goshi, sasae-tsurikomi-ashi, yoko-gake), linéaire latéral (okuri-ashi-harai), circulaire (uchi-mata).
- Oikomi (tomoe-nage, ura-nage, yoko-guruma, tout le travail d’uke).
- Hikidashi (uki-otoshi, sasae-tsurikomi-ashi, sumi-gaeshi, yoko-gake, uki-waza, tous les déplacements en arrière de tori).
- Mae-mawarikomi (seoi-nage, uki-goshi, tsurikomi-goshi).
- Ushiro-mawarikomi (kata-guruma, harai-goshi, sasae-tsurikomi-ashi).
On peut observer ici que les deux principaux shisei, shizentai et jigotai, ont toute leur place dans le kata, avec la démonstration du grand potentiel d’action de shizentai (tous types de shintai et de tai-sabaki possibles) et des possibilités limitées de jigotai.
Adaptation
Pourquoi réaliser des techniques différentes dans des situations de départ identiques ? Pourquoi avoir choisi telle technique plutôt que telle autre ? Les raisons évoquées ci-dessus sont déjà suffisantes, mais une dernière paraît essentielle : le développement des facultés d’adaptation, dont nous avons déjà illustré certaines. Dans la dynamique du mouvement en application réelle, la situation idéale souhaitée est rarement rencontrée. Le judo est interactif. Par le jeu de leurs actions et réactions, les deux partenaires s’influencent mutuellement. Il faut pouvoir s’ajuster instantanément à la nouvelle situation et choisir l’action la plus appropriée sans se laisser surprendre ou perturber.
L’anecdote de l’évolution des koshi-waza est bien connue et illustre parfaitement ce principe. Il nous paraît particulièrement frappant aussi dans l’évolution des quatre uchi-oroshi. Le lien entre ura-nage et yoko-guruma est généralement bien explicité, mais il nous semble intéressant de réfléchir à la relation entre les quatre situations, ainsi par exemple :
- Première situation : tori a saisi l’intention d’uke et son corps a réagi en s’occupant du bras d’attaque. Il en résulte seoi-nage.
- Deuxième situation : tori a saisi l’intention de frappe, il a pu vouloir réaliser seoi-nage, mais il n’a pas senti le bon côté, ou bien il a été surpris. Il se retrouve en position inversée propice à un koshi-nage (uki-goshi dans la nomenclature du nage-no-kata).
- Troisième situation : tori, surpris par l’attaque, est en retard sur uke. Il n’a pas la latitude de tourner et entre au contact de face. Prolongeant la direction de l’attaque et agissant dans le temps du mouvement d’uke, en non-opposition, comme dans les deux situations précédentes, il fait surgir ura-nage. Il pourrait aussi s’agir d’une tentative avortée d’uki-goshi.
- Quatrième situation : soit tori n’a pas pu prolonger le mouvement d’uke dans le temps, soit uke a une attitude qui empêche l’ura-nage. Uke réagissant pour continuer son action offensive, tori réagit à son tour et adapte son mouvement à celui d’uke en effectuant yoko-guruma. L’interactivité des partenaires est particulièrement prégnante dans cette séquence.

Un autre exemple : le kumikata. Subtilement, le kata amène à en explorer différentes variations, en changeant la position tantôt d’une main, tantôt de l’autre (kata-guruma, harai-goshi, tsurikomi-goshi, tomoe-nage, sumi-gaeshi, uki-waza). Le judoka apprend ainsi à varier la façon de tenir son partenaire et à sentir les opportunités qui lui sont offertes.
Conclusion
À chaque instant, il vaut la peine de se poser la question : « qu’est-ce qui se cache derrière (ura) cette technique, qu’apporte-t-elle à mon judo ? »
L’exploitation pédagogique de ces réflexions amène à varier les façons d’aborder le kata, avec une approche thématique selon l’une ou l’autre des relations évoquées, en changeant le contexte (randori ou combat de survie) ou l’intensité, en variant les techniques pour mieux se rendre compte de la transversalité des principes ou même, pourquoi pas, en le complétant par exemple des techniques arrières qui en sont totalement absentes. Le kata devient alors vraiment un terrain d’exploration du riai : la cohérence des principes.
[1] La présence d’une arme est la seule explication qui nous paraisse convaincante au fait qu’on demande souvent (ce qui n’est pas notre cas) que l’attaque du poing ne soit pas portée pour toucher le crâne du partenaire, mais devant lui. La préparation de l’attaque telle qu’elle est enseignée est d’ailleurs beaucoup trop visible pour être crédible à mains nues. Il semblerait même que dans les jujutsu historiques, comme on peut le voir dans des rouleaux de transmission et des estampes, ippon-seoi-nage ait été réalisé sous une forme de kansetsu-waza visant d’abord à briser le bras armé de l’adversaire.