Du principe à la forme : une histoire de style

Alors que d’autres arts martiaux comme le karaté ou l’aikido, sous un nom générique, se subdivisent en innombrables styles, courants, écoles et fédérations qui peuvent être très différents dans leurs principes ou dans leur forme, le judo prétend à l’unité. Pourtant, sous la standardisation affichée, il assume mal sa pluralité réelle

On parle volontiers du style et du spécial de tel champion, on débat des heures du nom à attribuer à telle forme hors catalogue vue en compétition, et lorsqu’il faut évaluer la qualité d’une technique, on se réfère mordicus au gokyo et aux publications discutables du Kodokan et de l’IJF (notamment les fameuses capsules des 100 techniques) – à ce qu’on voit plus qu’à ce qu’on ressent, amenant des incohérences tant dans le discours que dans la pratique. C’est oublier plusieurs choses.

Judo = les arts martiaux japonais

Comme je l’ai déjà rappelé, dans l’esprit de Kano, jūdō est synonyme de jūjutsu et désigne la somme des méthodes japonaises de combat à mains nues, auxquelles il ajoute une dimension éducative. Il ne s’agit dont pas uniquement d’une forme de lutte (encore moins de la lutte olympique en judogi à la sauce IJF), mais d’un nom générique regroupant toutes les méthodes de combat dont le point commun est l’utilisation optimale de l’énergie mentale et physique.

Un catalogue non exhaustif et évolutif

Le gokyo n’est qu’un catalogue didactique et n’a jamais prétendu à l’exhaustivité. Il présente une certaine progression (pour tori et pour uke) qui doit amener à acquérir les principes essentiels des nage-waza. On peut en dire autant de la liste des katame-waza, des ate-waza (dont on oublie l’existence) et des kata. Les premiers judokas faisaient sans cesse évoluer le judo, ils ont créé de nombreuses techniques de la nomenclature par expérimentation, chacun avait son style propre. Kano a continué à faire évoluer le judo jusqu’à sa mort. Les traditions martiales ont d’ailleurs perduré grâce à leur capacité d’évolution. Des techniques ont été abandonnées, d’autres développées au cours du temps, en fonction des nécessités et des nouvelles avancées. Les possibilités sont donc infinies.

© Photo Daniel Molinier

Les techniques s’envolent, les principes restent

Ce qui fait l’unité d’une école et qui la distingue des autres, ce n’est pas ses formes techniques, mais l’attachement aux principes sous-jacents : stratégies, tactiques, utilisation du corps. Un même principe peut s’exprimer sous différentes formes selon la situation, tout comme une technique visuellement similaire réalisée par deux pratiquants de styles différents peut être sous-tendue par des principes différents. Ainsi par exemple, alors qu’un spectateur lambda voit à peu près la même chose, un œil averti remarquera que l’attaque shomen uchi est réalisée de façon différente en aikido Iwama ryu (ancrage, connexion, le corps avant la main) et en aikido Kishinkai (corps flottant, dissociation, la main avant le corps), ou que le même kata de karaté présente des variations entre un pratiquant du Shotokan et un pratiquant du Kyokushinkai. Les sensations et les effets sont différents.

Quelques principes clairs et cohérents suffisent à faire jaillir une myriade de techniques adaptées aux situations toujours diverses qui se présentent. Maîtriser ces principes est plus efficace qu’étudier mille techniques pour mille situations et mille détails pour chaque technique (nous voilà déjà au million de détails).

La pluralité du judo

Le problème actuel du judo est que ses principes fondamentaux sont mal identifiés ou appliqués de manière incohérente, en raison de sa diversité latente. Ainsi, lorsqu’on voyage d’un dojo à un autre, d’un enseignant à un autre, ou, pis encore, lorsqu’on présente un grade, on fait face à une multitude de visions et d’attentes. Que de fois n’entend-on pas : « Untel m’a dit de faire comme ci, un autre de faire comme ça, et un troisième encore autre chose. Comment je peux m’y retrouver ? » La réponse habituelle est : « Fais comme on te dit, mais ne retiens que la façon de faire de ton professeur. » Une autre réponse, plus satisfaisante à mon avis, mais possible source de confusion : « Prends ce qui te parle. » Les uns parviendront à trouver leur cohérence, les autres tangueront entre plusieurs approches parfois opposées, entre dureté et souplesse, ancrage et mobilité, blocages et harmonisation, connexion et dissociation, contrainte et imperceptibilité, etc.

Cette pluralité ne serait pas un problème si elle était reconnue et si chacun n’essayait pas d’imposer sa vision unique du judo, notamment lors des évaluations. Il importerait par exemple que les juges, lors des passages de grades, soient capables de voir si une cohérence interne se dégage dans la pratique du candidat d’une technique à l’autre et s’il est bien conscient des principes qu’il applique – autrement dit, que le riai soit perçu et évalué, plutôt que les préférences personnelles de chaque juge.

Des noms indicatifs

Les noms de techniques sont des aide-mémoires qui décrivent schématiquement le principe propre d’une forme, de façon concrète (o-uchi-gari) ou imagée (yama-arashi). C’est ainsi qu’un nom désigne en fait un ensemble de formes aux principes similaires. J’aurais même envie de parler plutôt de geste ou d’indication visuelle que de principe. C’est évident dans les katame-waza (ce qu’on appelle les « variantes ») ; en tachi-waza, on l’oublie souvent pour s’attacher à un descriptif précis. Dans l’absolu, peu importe à vrai dire de savoir quelle technique est réalisée : elle jaillit de l’application des principes fondamentaux en les actualisant dans une situation, dans l’instant.

Shu ha ri

Les traditions japonaises considèrent que l’apprentissage se fait en trois grandes étapes.

Bien sûr, le professeur est le premier responsable des principes qu’il transmet à ses élèves, qui devront s’appliquer à reproduire et intégrer ce qui leur est enseigné (shu). Il doit donc être parfaitement au clair avec sa propre pratique. S’il leur présente d’autres experts, il vaut mieux qu’ils soient dans la même veine ; à défaut, il explicitera les différences et il s’agira alors seulement pour les élèves d’élargir leur culture à d’autres pratiques. Les membres d’un même dojo, d’une même école, d’un même courant, sont alors reconnaissables à leur style.

Ensuite seulement, après avoir atteint un certain niveau, le pratiquant peut faire ses propres expériences, essayer d’autres façons de faire, se nourrir à d’autres sources, découvrir d’autres méthodes, développer ses spécificités (ha). C’est désormais à lui d’identifier clairement ce qu’il fait et ce qu’il cherche.

Enfin, ayant trouvé l’ensemble de principes qui lui convient, il pourra persévérer dans sa propre voie, et peut-être même faire école (ri).

Le professeur lui-même n’est pas forcément arrivé à la troisième étape, ce qui est d’ailleurs assez rare. S’il est engagé dans le ha, il devra particulièrement veiller à maintenir la clarté et la cohérence pour ses élèves. Il en va de même des pratiquants avancés envers ceux qui sont toujours dans le shu. Ils doivent transmettre l’essence du dojo. Autrement, c’est risquer beaucoup de confusion. Ça doit faire une douzaine d’années que je suis franchement engagé dans le ha, pourtant ça ne fait pas beaucoup plus d’un an que je présente enfin quelque chose de simple et clair à mes pauvres élèves régulièrement largués pendant tout ce temps de foisonnement personnel où ils ont dû subir mes expérimentations. La qualité de mes cours et le niveau général s’en ressentent.

Les principes du judo

Il me semblerait intéressant de classer les principes du judo en trois catégories :

  1. Les principes fondamentaux, immuables, qui sont la quintessence. Il s’agit avant tout des deux préceptes énoncés par Kano, l’utilisation optimale de l’énergie mentale et physique (seiryoku zen’yō 精力善用) et la prospérité mutuelle qui naît de l’assistance mutuelle et de concessions mutuelles (jita kyōei 自他共栄 ), complétés de quelques autres comme kuzushi-tsukuri-kake 崩し作り懸け, shingitai icchi 心技体一致 et jū no ri 柔の理.
  2. Les principes propres à chaque technique. Il conviendrait d’identifier précisément les quelques éléments qui distinguent une technique d’une autre et qui lui donnent son nom, au-delà de la famille dans laquelle elle a été classée (on peut d’ailleurs se demander, en pensant par exemple à uchimata, si cette classification est bien pertinente : pourquoi ça ne pourrait pas être un koshi-waza autant qu’un ashi-waza ?), en les dépouillant des détails. Qu’est-ce qui fait qu’o-soto-gari est o-soto-gari ?
  3. Les principes propres au style du pratiquant. La variété est ici infinie. Ce qui importe, c’est la cohérence interne. Le judoka doit être capable d’appliquer les mêmes principes en toutes circonstances, et surtout, il doit en être conscient, pouvoir les expliquer et, à partir d’un certain niveau, les justifier : s’il cherche la puissance, pourquoi et comment ; s’il cherche la légèreté, pourquoi et comment, etc.

Qu’il s’agisse d’un passage de grade ou simplement de monitorer l’évolution d’un judoka, l’évaluation pourrait être passée à ces trois cribles. Concernant le troisième, étant donné que tous les styles de judo sont réunis sous une même coupole, les juges devraient faire preuve d’ouverture, de culture et de discernement en laissant chacun exprimer véritablement son judo, tandis que les candidats seraient amenés à réfléchir à leur pratique en profondeur. Ce serait sans doute une première manière de rétablir la dimension intellectuelle du judo en formant l’esprit critique et la faculté d’argumentation.

© Photo Lisa-Marie Navez

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